Après avoir sillonné le monde en tant qu’interprète aux côtés de Liz Roche ou encore Akram Khan, Sarah Cerneaux choisit, seule sur scène, de se perdre, de s’éprouver puis de se retrouver. Entre souvenirs, expérimentations et errances, elle nous présente sa première création : Either Way.
Les 12 et 13 mai 2022 à POLE-SUD dans le cadre du festival EXTRADANSE
Le 21 mai 2022 au Manège à Reims dans le cadre du festival Dansité par Le Laboratoire Chorégraphique
Pourquoi avoir choisi de vous lancer dans un processus de création ? Pourquoi un solo ? Qu’est-ce que cela a changé dans votre pratique de la danse et dans votre vision de la création ?
J’ai débuté le travail sur Either Way en 2020 mais l’idée a commencé à germer en 2018. Après mon retour de Londres, j’ai eu envie de me confronter au studio mais aussi à moi-même. J’avais besoin de « peler des couches ». Cela faisait longtemps que j’étais interprète et j’ai eu une remise en question par rapport à mon métier. En somme, je voulais trouver une manière de m’exprimer et de me mouvoir qui m’était propre. En 2020, j’ai eu l’occasion de travailler à POLE-SUD pour Amala Dianor puis j’ai rencontré Joëlle Smadja. Ces expériences m’ont permis de trouver des conditions qui se prêtaient à la création en solo. À partir de là, j’ai pu intégrer le réseau Grand Luxe et avoir accès à des ressources, rencontrer des artistes et, par conséquent, obtenir des conseils.
Tout d’abord, j’ai choisi de faire un solo car je n’osais pas demander à des interprètes de m’accompagner (rires). Mais j’avais surtout besoin de me confronter à moi-même. Je ne savais pas encore comment j’allais créer, comment j’allais pouvoir m’exprimer. J’avais besoin de me trouver et de m’éprouver. Le solo est une expérience de création complexe. C’est une très belle expérience d’un point de vue personnel et artistique. Aujourd’hui, ma vision de la création s’est étoffée : je me pose davantage la question de la place du chorégraphe, j’analyse davantage les choix de création.

La pièce dévoile une perte de soi. Qu’en est-il d’un point de vue artistique ? Avez-vous choisi de vous défaire de vos influences pour réaliser Either Way ?
Grâce à mes diverses expériences en tant qu’interprète, j’avais beaucoup de clés. J’ai également travaillé avec des personnes qui m’ont beaucoup inspiré (comme Liz Roche ou Akram Khan). Seulement, je ne savais pas par quel bout commencer et je ne voulais pas appliquer des méthodes que j’avais déjà pu observer auparavant. J’avais envie de trouver ma propre manière de créer, mon propre processus de création. Je voulais voir comment, naturellement, je parvenais à laisser émerger quelque chose. Il s’agissait aussi de faire confiance à ce qui m’habite, à ce qui a été façonné par mes expériences, par toutes ces couches qui me composent. À partir du moment où j’ai voulu créer, j’ai eu la sensation d’ouvrir une boîte de Pandore : j’avais pleins d’idées, je commençais à créer un tas de choses dans ma tête. Je savais que le chemin de la création allait être enrichissant et qu’il fallait accepter les phases de remise en question. Lorsque les idées me manquaient, que les mouvements perdaient de leur sens, il a fallu que j’accepte de me perdre avant de trouver d’autres portes d’entrée.
Either Way est-elle une pièce que l’on peut qualifier d’intime ? Pourquoi ?
Oui ! Je pense que l’errance et la perte de soi sont des sujets universels. Either Way est une pièce intime dans le sens où c’est une expérience que j’ai menée sur moi-même. J’ai fait en sorte de retransmettre sur scène le chemin que j’ai parcouru en studio. Je m’inspire de choses que j’ai vécu, des questionnements que j’ai pu avoir à des moments de ma vie mais il était important que cette pièce reste universelle. C’est pourquoi, j’ai décidé de mener plusieurs interviews auprès de personnes très différentes pour avoir un panel très ouvert. J’ai ensuite écrit un texte à trois voix : ma propre voix, Sarah, sur scène puis celle de Sarah du passé et des bribes d’interviews. Ces dernières sont le fruit de discussions, de réflexions, de partages d’expériences qui ont aussi inspirés Either Way. En somme, cette pièce est intime mais elle ne marque pas uniquement ma propre intimité.

Dans le teaser de votre spectacle, vous évoquez une terre, vous parlez de « cette terre où je suis née », quelle est-elle ?
Cette terre fait référence à mes origines. Au départ, je ne pensais pas traiter de cela dans la pièce. Seulement, au fur et à mesure que le travail de création évoluait, je me suis rendue compte que la question de mes origines naviguait tout naturellement vers moi. Cela passe notamment par les réflexions que j’ai pu mener sur la notion de perte. Grâce à mon métier, j’ai eu la chance de pouvoir voyager de nombreuses fois. À chaque fois que je posais mes pieds sur une terre, je me posais la question de l’errance. Je suis née à La Réunion, je l’ai quitté à l’âge de deux ans et je n’y suis pas retournée pendant trente ans. En retournant là-bas, je me suis demandée si j’allais pouvoir ressentir physiquement que j’étais de retour sur la terre où je suis née. Le fait d’être métissée et d’avoir grandi ailleurs a contribué à cette sensation d’être nomade, à ce besoin d’errance.
Avez-vous l’impression de faire mémoire ?
La question de la mémoire est présente dans Either Way mais elle n’est pas directement liée au fait que j’y évoque mes origines. C’est une pièce que j’ai décidé de construire sous forme de modules et chaque module représente, selon moi, une mémoire. Cette dernière exerce toujours une influence aujourd’hui ou bien elle désigne une sorte de boucle fermée qui incarne une expérience quelconque ou bien une rencontre. C’est très lié à cette idée de « peler des couches ». J’aime me dire que chaque instant, chaque expérience, qu’elle soit bonne ou mauvaise, forme cette pièce. À chaque fois que j’y entre, j’y entre avec toutes mes couches.
Justement, comment s’incarnent ces couches que vous évoquez ? Quelle(s) forme(s) prend votre pièce ?
Le premier module (que je nomme Dancing in my shower) prend place dès l’entrée du public dans la salle. Il permet de fermer les portes : c’est une sorte d’errance immobile, le moment de lâcher prise. Il y a plusieurs personnages, plusieurs fantasmes, plusieurs images, plusieurs émotions et plusieurs mémoires qui prennent place dans ce module. C’est comme si toute la pièce était regroupée en un seul instant à partir duquel je retrace tout le parcours de la pièce. Par conséquent, le rythme du spectacle est tiré du rythme de ce premier module.
Sur scène, je crée mon propre espace : je manipule des projecteurs, je forme des espaces changeants. À un moment de la pièce, je construis une jupe à partir de mes manteaux. Ce sont mes propres manteaux, mes propres couches. Ils sont comme des morceaux que je recolle, comme des petites mémoires que j’essaie de retrouver et de lier. J’essaie de refaire du lien, de trouver un fil conducteur. Ces couches créent du poids. Elles m’ancrent, comme des sortes de racines.
En ce qui concerne le texte, il m’invite à faire une introspection. J’y intègre également, avec ma voix, les mots des personnes que j’ai rencontrées. J’ai également choisi de ne pas clamer le texte sur scène (il est pré-enregistré) car je crois que j’aime cette idée d’aller chercher une voix intérieure, de faire entendre ce que je n’oserai pas dire ou que je souhaiterai cacher, c’est une autre manière d’entrer dans l’intime.
Interview réalisée le 05 mai 2022
Interview : Chloé Lefèvre
Photo : CHA Production